« Recommence. »
Ce mot il le haïssait. Ce mot, ses oreilles ne voulaient plus l’entendre et pourtant, c’est celui qu’elles percevaient le plus souvent au plus grand dam de leur propriétaire. Il faisait naître en lui tellement de haine et de frustration que l’ignorer était impossible.
Alors il obéissait et recommençait. Encore et encore. Jusqu’à l’épuisement autant physique que moral. Il n’avait de toute façon pas le choix, il ne le lâcherait pas tant qu’il n’aura pas réussi ce numéro à la perfection. Il le savait. Il n’avait pas droit à aucune faiblesse.
C’était pour son bien, ne cessait-il de lui répéter. Et Abahai s’efforçait de le croire. C’était quand même plus facile à entendre que le « Fais pas ta mauviette. » qui était bien moins encourageant pour le jeune garçon.
« Bon sang Abahai, on va pas y passer la nuit ! »
L’enfant de 12 ans soupira et se releva, tentant d’ignorer la douleur qui le lançait au poignet, conséquence de sa chute et s’accrocha à nouveau au grand cerceau pendu au centre de la vaste salle, se hissant à sa hauteur. Il réprima sa grimace alors que ses bras ne semblaient plus vouloir tirer le reste de son corps et s’efforça de recommencer les mêmes mouvements qu’il répétait depuis quelques heures.
Dehors il faisait déjà nuit. Abahai était le seul acrobate à s’entraîner aussi tard, sous la surveillance de son père évidemment. Le Gao senior veillait au grain. Son fils était de loin le plus prometteur de leur grande troupe et il comptait bien mettre son talent à profit. Beaucoup se bousculeraient pour venir voir son petit prodige et avec la popularité viendrait la richesse.
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Abahai s’inclina encore, ramassant les quelques roses lui étant destinées, cadeau de ses spectatrices qui venaient assidûment chaque soir depuis l’installation du cirque dans leur village et leur offrit son sourire le plus éclatant. Il était devenu un beau jeune homme avec un charme qui ne laissait personne indifférent et il le savait parfaitement. Il n’y avait qu’à entendre la salve d’applaudissements qui chaque soir résonnait après ses numéros.
L’adolescent de 16 ans qu’il était devenu dépassait de loin les attentes de son entourage. Il avait beaucoup de talent, était gentil, plein d’esprit, charismatique et savait déjà jouer de ses atouts.
Il aurait pu faire la fierté de son père…si celui-ci n’était pas aussi avide d’argent.
Malgré les représentations sans défaut de son fils, il ne cessait pourtant de le pousser à faire toujours mieux. Ce dernier ne comprenait pas pourquoi la popularité n’était finalement pas venue accompagnée de la fortune, alors il insistait malgré les contestations de son autre fils et de sa femme qui eux aussi se représentaient tous les soirs et qui voyaient Abahai détester toujours plus son géniteur.
Ils avaient peur que cela ne tourne mal pour leur famille. Peut-être parce que le plus jeune des garçons n’avait plus que de l’animosité pour son paternel. Chaque jour qui passait faisait grandir l’envie du jeune homme de lui montrer qu’il n’avait plus aucun pouvoir sur lui, ou du moins qu’il n’en aurait plus encore très longtemps.
Oui il adorait exécuter ses numéros et voir à quel point les spectateurs aimaient ce qu’il leur montrait. Que ce soit le maniement de ses lames qui frôlant l’occulte tellement la précision du garçon était incroyable ou pour ses démonstrations esthétiquement sublimes qu’il effectuait dans les airs, affichant sa souplesse dans une tenue qui mettait en valeur chacun de ses muscles en action ou alors ses acrobaties qu’il exécutait en compagnie de ses cousins, enchaînant saltos et autre figures impressionnantes. Peut importait ce qu’il faisait, il était excellent et devant tout ces gens, il prenait un plaisir fou mais une fois le chapiteau vide et les lumières éteintes, plus rien ne trouvait de valeur à ses yeux.
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Un sourire fleurit sur les lèvres du jeune homme de 17 ans encore à moitié endormi. Il était bien là. C’était agréable et chaud. Le soleil caressait sa peau nue et halée à peine cachée par les draps de soie dans lesquels il avait dormi plus que suffisamment mais ce n’était pas ce qui était le plus plaisant. Non. C’était ce contact aussi doux que taquin sur son épiderme frissonnant qui faisait irrésistiblement se retrousser les coins de sa bouche rosée. Un rire franchit finalement ses lèvres alors que cette fois, des dents s’amusaient à emprisonner malicieusement sa peau. « Yah.. » se mit-il à marmonner en gigotant un peu sans cesser de rigoler. Il ne se décida pourtant pas à ouvrir les yeux, le cocon dans lequel il reposait était bien trop douillet.
Pour preuve, Abahai resserra son étreinte sur l’oreiller qui gisait sous sa tête et y enfonça son visage en grognant de bien être, inspirant les résidus du parfum sensuel et féminin qui subsistaient encore sur le tissu. Odeur qui suivait par effluves la femme à qui appartenaient ces lèvres coquines et aventureuses qui retraçait de baisers sa colonne vertébrale jusqu’à parvenir à sa chute de reins.
L’artiste ne pu s’empêcher de creuser le dos avant de soupirer, son sourire ne le quittant plus. « Tu n’en as pas eu assez cette nuit ? » l’interrogea-t-il sur un ton moqueur en ouvrant progressivement les yeux afin de pouvoir regarder sa partenaire. « Tu n’es jamais rassasiée. » ajouta Abahai en se redressant pour caresser la joue de la trentenaire avec une douceur contrastant avec ses paroles et son ton sarcastique. Cette dernière haussa les épaules et admira son amant alors que celui-ci avait quitté le grand lit pour attraper ses vêtements et les enfiler calmement. « Tu reviens me voir ce soir ? ». Le jeune homme lui jeta un regard impassible avant d’hausser les épaules. « Je ne sais pas..Il se doute de quelque chose. » soupira le garçon, faisant lever les sourcils de la femme encore nue et allongée sur le lit. « Pourquoi est-ce que tu restes avec lui si tu le déteste à ce point ? ». Abahai ricana et se tourna alors que ses doigts s’appliquaient à reboutonner sa chemise froissée, lui faisant face avant de lui voler un furtif baiser. « Et que veux-tu que je fasses ? Je ne suis pas marié à un riche politicien moi. » Taquina l’acrobate d’un ton quand même un peu amer. «Non, mais tu couche avec la femme d’un riche politicien et ce n’est pas sans avantages.. » murmura en gloussant la brune en glissant avec lenteur une liasse de billet dans la poche arrière du pantalon du garçon, en profitant pour palper une de ses fesse rebondie. « Je pourrais faire beaucoup plus pour toi, si tu acceptais de m’accompagner à Xian.. »
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Abahai s’ennuyait. Il ne savait plus quoi faire de ses journées, lui qui avait passé quasiment toute sa vie en espérant avoir pour une fois un peu de temps pour lui regrettait presque cette époque maintenant bien terminée. Sa vie d’avant aurait même pu lui manquer..si il n’avait pas toujours le souvenir de son père lui ordonnant de recommencer, de faire mieux, toujours mieux. Non pour ça, il n’avait aucun regret.
Perdu dans ses pensées, le garçon tout juste âgé de 18 ans regardait sans vraiment voir par la fenêtre, se remémorant sa dernière confrontation avec son géniteur. Il lui avait simplement dit qu’il partait, un sourire littéralement nargueur sur les lèvres. Il avait apprécié chaque étape de la décomposition du faciès de l’homme qui n’en avait juste pas cru ses oreilles et l’avait juste laissé planté là, lui et ses ambitions. Malheureusement il avait aussi du quitter le reste de sa famille, leur promettant uniquement de faire attention à lui sans leur laisser de quoi le recontacter. C’était une coupure nette avec les siens.
Il n’avait jamais pensé que ça aurait pu être aussi difficile de se retrouver seul, dans une ville qu’il ne connaissait, sans repère.
Enfin si, le seul repère qui lui restait c’était cette femme qu’il avait suivi jusqu’ici. Non pas par amour, car de sa vie il n’avait jamais su ce qu’était d’être amoureux mais pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elle avait largement les moyens de l’aider, ensuite parce que son désir de s’éloigner de son père avait été de plus en plus fort mais aussi, et c’était surement le plus surprenant, il s’était attaché à cette femme et appréciait réellement sa compagnie. Cependant ils savaient tout d’eux que leur relation ne durerait pas. Après tout elle était mariée à un homme puissant, tout laissait croire que quelque chose les séparerait.
Ce qui arriva. Ils avaient choisi de partir au Japon pour les affaires, laissant derrière le jeune homme qui néanmoins n’avait rien perdu de ce qu’il possédait. Sa maîtresse avait acheté l’appartement pour lui et lui avait offert comme cadeau d’adieu.
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Abahai n’avait en tout connu que trois femme intimement du haut de ses 19 ans. Et ces femmes avaient toutes des points communs. Elles étaient riches, elles étaient belles, elles avaient plus de trente ans et elles l’avaient entretenu en échange de moments privilégiés en sa compagnie.
Et lui ne leur avait jamais refusé son attention. Il s’était attaché à chacune d’elles, apprenant par procuration les choses de la vie, leur faisant oublier leurs mariages arrangés sans aucun amour en s’offrant entièrement à elles.
L’ancien artiste chérissait même chacun de ses souvenirs avec elles, gardant dans un coin de sa tête chacune de ses femmes qui l’avaient fait grandir. Bizarrement il ne se voyait vraiment pas comme un escort, ou même un gigolo bien qu’il ai été payé pour quelques instants en toute intimité. Il avait toujours vu ses anciennes maîtresses comme des petites amies très généreuses et pleines d’autres qualités appréciables qu’il avait rencontrées par hasard, sans chercher.
Et même là, alors qu’il n’avait plus ce genre de compagnies, il ne pouvait seulement envisager de partir à la chasse à la femme riche. Au contraire, il avait décidé de se créer sa propre situation et de vivre de ses propres gains dans la ferme intention de se prendre un appartement qu'il aura réellement mérité bien qu'il n'eu pas le coeur de vendre le logement qui lui avait été offert et qui avait une valeur sentimentale.
Et bien que cela s’avéra être difficile, il n’abandonnait pas, passant le plus clair de ses journées à courir ici et là dans l’espoir de trouver de quoi s’occuper.
Bien sûr il avait entendu parlé de l’hôtel et de ses activités. Il savait qu’il avait une possibilité de gagner sa vie en vendant ses talents et il s’en doutait, son corps mais ce n’était pas envisageable pour lui.
En revanche il y avait bien un poste là-bas auquel il avait pensé sans pourtant tenter sa chance : Le poste de gardien. Étrangement lui qui n’appréciait d’expérience ni l’ordre, ni la discipline sentait que ça pourrait ne pas être si terrible.