Elle regarde la ville de ses grands yeux d'enfant, innocente et insouciante. Elle rit et tends la main, se disant sans doute que le monde est joli. Qui pourrait savoir ? Personne, aucun n'est capable de lire les pensées. Peut-être quelqu'un aurait pu être capable de décrypter dans son regard cette gentillesse naissante et cette volonté d'être une bonne personne, rapidement perdue et disparu dans cet amas de conflits qui lui ont été propres. Rapidement, elle s'est oubliée. Rapidement, elle n'a plus été si innocente ni plus insouciante. Inévitablement elle était tombée dans cette routine malsaine, cachée derrière ce luxe.

Née un certain mois de février 1993, fruit d'un amour semblant pur et sincère, placée sous le signe de la noblesse. Une famille aisée, sans aucun présages d'une quelconque ombre au tableau qui se révélait être parfait et teinté de mille couleurs. Des parents riches et sans problème qui pouvaient lui offrir tout l'amour du monde et la combler bien puisqu'il ne faudrait, ne jamais manquer d'attention ou de biens matériels. On l'affubla du prénom Xŭe, voulant faire simple et sans problèmes comme ils auraient aimé que soit sa vie. Elle grandit vite, devenant rapidement un nouveau synonyme d'enfant modèle si ce n'était une allégorie de la perfection. Une enfant sans problèmes et une gueule d'ange. Elle est gentille, elle est jolie, elle aime aider les gens et leur tendre de grands sourires comme on lui avait appris - avec l'hypocrisie chronique en moins. Elle a de bonnes notes, elle mange bien et elle a des joues roses, elle serait très certainement une belle femme : c'est ce qu'ils en avaient décidé. Toute sa vie défilait comme sur du papier à l'être, comme si elle était écrite - par eux, évidemment, ils appelaient ça la "destinée" pour déguiser la peur du manque de contrôle couplé à leur complexe de supériorité et leur envie de tout décider. Malheureusement elle s'en était vite rendue compte. Elle était une jolie fleur qui s'épanouissait un peu plus chaque jour, demandant égoïstement plus de lumière chaque jour, renforçant cette peur du rejet. Leur peur de son rejet.


Plus le temps avançait, plus elle grandissait et plus le regard de ses parents se mettaient à traduire leurs craintes. Elle voyait l'anxiété ronger leurs entrailles et creuser leurs rides, devenant vieux avant l'heure à force d'inquiétude, mais il n'y avait sans doute qu'elle qui voyait ça. Pendant ce temps elle observait, fascinée, les lumières de cette ville et elle restait là, impassible comme si le temps s'était arrêté. Elle passait ses journées sur ce toit à tout oublier, que ce soit sa propre existence ou même celle du monde entier. Elle se souvenait de tout quand on venait la chercher après avoir passé une journée à s'inquiéter pendant qu'elle ne pensait à rien. Elle ne savait pas grand chose, mais elle savait que ça ne lui plaisait pas. En fait elle ne savait pas ce qui lui plaisait pas, mais elle ressentait un certain manque qu'elle n'arrivait pas à combler, qui lui tirait la poitrine le soir et lui nouait l'estomac le matin. Elle se disait que c'était égoïste, pauvre fille qui rêve de changement alors que sa vie est parfaite, pauvre fille qui désire plus que ce qu'elle a déjà. Pauvre enfant, est-ce qu'elle était heureuse ? Elle ne s'était jamais posé la question. Tout ce qu'elle connaissait c'était la perfection et la douceur, la gentillesse et les sourires agréables. Petit être douceâtre, bercée de désillusions, elle ne voyait que ce qu'elle voulait voir. Elle croyait tout connaître mais elle n'avait jamais rien vécu, elle n'était qu'une pauvre débile candide qui ne connaissait rien à la vie et qui prétendait avoir tout vu, tout connu. Quelque part elle s'en voulait d'avoir essayé de changer ça, son confort lui convenait, l'ignorance lui allait.

Elle était entrée au lycée, ses parents étaient contents. Ils imaginaient déjà de grandes études pour elle, peut-être serait-elle une femme de pouvoir, peut-être serait-elle une jolie femme, qui pouvait bien savoir ? "Elle sera grande, notre Xŭe." ils disaient, certains de leurs paroles et un sourire gravé sur leur visage immuable. D'une façon ou d'une autre elle avait rencontré ce garçon. Au début elle ne connaissait pas son nom - ce qui ne l'a pas empêchée de le détester. Elle le détestait de lui faire découvrir des sentiments sans même le vouloir, quand il la regardait et lui souriait sans même savoir ce que ça pouvait provoquer chez elle. Elle le détestait d'être aussi gentil et de ne pas se dire que ça pouvait la blesser, elle qui connaissait rien. Elle lui en voulait de ne rien savoir et elle s'en voulait de ne rien pouvoir dire. Il était son professeur et elle ne pouvait rien y faire, après tout. Elle avait passé quelques semaines à le regarder, simplement, tentant vainement de se convaincre que c'était impossible comme si elle pouvait y croire. Chaque jour elle se demandait ce qui la retenait, si ce n'était sa conscience. Elle était quoi, une pauvre fille qui découvrait la vie ? N'importe qui aurait pu en déduire que c'était pathétique, à la limite du pitoyable. Cela deviendrait un passage anecdotique de sa vie, elle qui était promise à une joyeuse "destinée" déjà toute tracée par l'argent de ses parents. Xŭe elle l'avait vu un jour, cet autre garçon de son âge qui regardait cette femme bien plus âgée comme on regarderait la plus belle des merveilles du monde. Elle avait comprit en le regardant, qu'il était comme elle. Il désirait quelque chose qu'il ne pourrait jamais avoir, et ça le blessait, sans doute. C'était le cas pour elle. Et d'une façon ou d'une autre il était devenu son premier amour, ou au moins à la vue des autres. Ils étaient ensemble parce qu'ils ne pouvaient pas avoir ce qu'ils voulaient, formant le couple parfait. Ils étaient beaux, jeunes et aimés, créant l'illusion même d'un amour. Ils n'étaient rien d'autre que des confidents à vrai dire, ils vivaient la même chose et ils en étaient venus à se rapprocher, à devenir l'un pour l'autre des substituts de cette personne qu'ils ne pouvaient pas avoir. Ironiquement elle apprit que toute chose à une fin, même celles qui sont fausses, même les mensonges et les désillusions, alors ils s'étaient séparés à la fin du lycée.

Xŭe a 19 ans, Xŭe n'est plus aussi innocente et insouciante, pas aussi parfaite qu'elle essaye de le faire croire, encore un peu perdue comme une enfant qui n'a pas totalement découvert la vie. Elle est une carcasse de sentiments inexprimés et de pensées incomprises. Une crise d'adolescence prolongée pourrait-on dire ou bien simplement une envie de changer. Elle est devenue belle dame, dieu sait pourquoi. Tout le monde la pensait simple, loin de tout ça et de cette extravagance dans laquelle elle avait pourtant baigné toute sa vie. Peut-être qu'elle avait fait ça simplement pour cette seconde pendant laquelle le visage de ses parents s'est teinté de cette amertume qu'ils avaient tenté de cacher toute leur vie. Elle se sentait quelque peu désolée d'avoir appris à vivre.