Elle se demande si elle est bien à sa place ici. Li Ling a hésité à venir. Elle s’accroche à l’espoir que cette fois sera un peu différente, tout en sachant qu’elle repartira sûrement déçue, comme d’habitude, énervée. Les repas de famille ne sont vraiment pas son truc. Elle est là, assise à la table familiale, son frère cadet en face d’elle, ses parents en bout de table, l’un en face de l’autre. Les Cai sont au complet, l’équilibre semble parfait. La dessinatrice mange en silence son repas, écoutant d’une oreille distraite les questions que ses parents posent à son frère, qui répond d’une voix qui se veut enjouée. Ce que la sœur entend, elle, c’est une lassitude de répondre toujours aux mêmes questions. Oui, son travail se passait bien. Oui, on le félicitait pour ses exploits. Oui, il était bien entouré. Toujours les mêmes questions qui tombent, il doit en être lassé, le petit frère. Li Ling en a conscience : si être dans l’ombre de son frère ne lui a pas été facile, il n’a pas dû être aisé pour lui d’être le centre de toutes les attentions.

Et Li Ling sent la suite arriver. Les parents rassurés par le fils prodige, les questions en viennent à elle. Faisait-elle beaucoup d’argent, avec son travail sur le marché ? Non, pas vraiment, répond-elle. Juste de quoi vivre et couvrir ses divertissements, rien de plus, rien de moins. Quel genre d’illustration vendait-elle en ce moment ? Des peintures érotiques, notamment, dit-elle sans rougir, aspirant bruyamment ses nouilles. Elle n’avait pas honte, pourquoi aurait-elle du ? Ses parents restent silencieux, sans trop savoir que dire, continuant de manger le temps que la gêne ne passe. Et vient la suite ; avait-elle trouvé un futur mari ? A trente ans passés, il serait temps. Li Ling secoue vivement la tête. Elle ne cherchait plus. Et quand bien même elle trouvait, ce n’était pas le genre de type à présenter à ses parents. Il lui arrivait bien de « fréquenter » quelqu’un ces derniers temps, mais c’était son petit secret. Même Li Wei, sa meilleure amie, n’était pas dans la confidence. En même temps, comment cette dernière aurait-elle réagi en apprenant que son amie de longue date fricotait avec son petit frère ? Pas bien, Li Ling le savait.

C’est dommage, on lui répond. Si elle avait continué ses études de médecine, elle aurait quand même une meilleure paye et aurait sûrement pu trouver un bon mari. Li Ling ne retient pas un soupir. Ca faisait déjà bien longtemps qu’elle avait cessé de faire des efforts pour ses parents. Elle avait tenu vingt-deux ans à tout faire pour se mettre à la hauteur de son cadet, pour qu’elle soit considérée, même si ce n’était pas à sa propre valeur, et que ses parents prennent en compte son attrait pour l’art. Mais rien n’avait vraiment joué en cette faveur. Oui, elle les aimait toujours autant ; mais leurs attentes la concernant, elle n’en pouvait plus, et elle ne cherchait plus à les suivre. Le petit frère est là pour assurer la suite des Cai, conclue-t-elle d’un ton mi-amusé, mi-amer.